Dimanche dernier,
plus de soixante exilés perdaient la vie dans un naufrage au large des côtes italiennes en tentant de rejoindre l’Europe. Quelques semaines auparavant, le petit corps d’une fillette de 3 ans était retrouvé échoué la tête dans le sable en Tunisie. Malgré la ressemblance terrible avec la photo d’Aylan Kurdi, dont l’image similaire avait provoqué en 2015 une prise de conscience mondiale sur le sort des réfugiés, cette nouvelle tragédie n’a suscité aucune réaction.
Alors que ces deux actualités auraient dû choquer, bouleverser, questionner, elles ont été accueillies avec une relative indifférence. Nos sociétés européennes se sont accoutumées à l’horreur de ces drames pourtant quotidiens alors qu’au moins 30.000 personnes sont mortes en tentant de rejoindre l’Europe depuis 2014. Un détachement qui en dit long sur la déshumanisation des débats sur l’immigration, réduisant ceux qui risquent leur vie ou la perdent en traversant la Méditerranée à de froides statistiques. Et qui pose la question fondamentale du type de société que nous voulons bâtir à l’intérieur de ces frontières surprotégées.
Cette indifférence généralisée est le reflet de celle qui opère au sein même des institutions européennes. Alors que des milliers de personnes sont chaque jour battues, torturées, enfermées, sexuellement agressées, voire tuées à nos portes, parfois avec l’implication directe ou la complicité de l’agence européenne Frontex, les débats ignorent l’enjeu des droits humains et se cristallisent sur le renforcement sans fin de l’Europe forteresse.
Ces deux drames interviennent quelques semaines après la résurgence du débat sur la construction de murs en Europe. Il fallait s’y attendre : la Suède, gouvernée par une coalition soutenue par l’extrême-droite, occupe actuellement la Présidence du Conseil de l’UE et en profite pour dicter son agenda xénophobe.
Les frontières se renforcent partout en Europe à mesure que tombent celles qui séparaient avant les démocrates de l’extrême droite. Partout, les cordons sanitaires s’amenuisent, et les barrages font place aux mains tendues.
Du côté du Parlement européen, Manfred Weber, Président du groupe des conservateurs (PPE), tente d’obtenir un financement des murs par le budget européen et affiche sa proximité avec la postfasciste italienne Meloni, dont les lois ont considérablement entravé le travail des ONG, notamment en limitant le nombre d’opérations de sauvetage en mer. La droite française n’est pas en reste, François-Xavier Bellamy (LR) ayant récemment déclaré dans une tribune qu’il “n’est pas viable de laisser aux ONG le soin de patrouiller, sans encadrement aucun, à la frontière maritime méridionale”. Dans leur monde rêvé, non seulement faudrait-il laisser des êtres humains se noyer par milliers, mais aussi empêcher les ONG de les secourir.
Du côté de la Commission européenne, Ursula Von der Leyen, qui, il y a quelques années, dénonçait avec fermeté le projet de mur de Donald Trump à la frontière mexicaine, propose désormais de financer les moyens humains et technologiques qui entoureront les nouveaux murs construits par les États membres. Ce qui revient à les encourager à ériger des barrières, tout en fermant les yeux sur les violations des droits humains qu’elles entraînent. Le gouvernement français s’inscrit lui-même dans cette dérive, multipliant les lois sécuritaires et revendiquant sa volonté “d’expulser encore plus d’étrangers” comme le Ministre de l’Intérieur l’a lui-même fièrement déclaré.
L’Union européenne est déjà une véritable forteresse, protégée par plus de 2000 km de murs aux frontières extérieures. Des espaces de non-droit, qui accroissent drastiquement les risques de blessures et de décès, empêchent les réfugiés de demander l’asile et constituent une grave violation de nos engagements internationaux. Mais ce n’est jamais assez pour ceux qui veulent barricader la citadelle, barbelé par barbelé. L’invasion migratoire assénée par certains est pourtant un mythe. En 2022, l’Union européenne comptait 330 000 entrées irrégulières sur son territoire, soit seulement 0,7 % de sa population. Inutile de souligner l’insignifiance de ce chiffre, qui ne représenterait qu’une poussière si un mécanisme efficace de répartition solidaire du devoir d’accueil entre États-Membres était mis en place.
Alors dans ce contexte, nous devons être soudés dans la lutte contre la xénophobie de plus en plus décomplexée de la droite, pour qui il ne s’agit pas seulement de construire des murs entre l’Union européenne et le reste du monde, mais de partager l’humanité entre ceux dont elle reconnaît les droits et les autres.
Pour citer Aimé Césaire, c’est une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe . Pour lutter contre ce poison, nous appelons à retrouver ne serait-ce qu’un semblant d’humanité.