« Nos hôpitaux agonisent et Total et Apple ne payent pas leurs impôts »
L’eurodéputée La France Insoumise Manon Aubry sera présente pour échanger avec le public de l’avant-première du film de Yannick Kergoat « La (très) grande évasion » au cinéma Star Saint-Exupéry le lundi 12 décembre. Spécialiste de l’évasion fiscale, la chef du groupe de gauche au Parlement européen raconte son combat pour réduire les inégalités à travers la fiscalité.
Pour plus de justice sociale, elle ne lâche pas son combat contre l’évasion fiscale. Eurodéputée de la France insoumise et co-présidente du groupe de la Gauche Unitaire européenne (GUE) au Parlement européen, Manon Aubry a commencé à s’engager sur cette thématique au sein de l’organisation non gouvernementale Oxfam. Membre de la sous-commission dédiée à l’évasion fiscale au Parlement européen, elle sera au cinéma Star Saint-Exupéry lundi 12 décembre après la projection du film de Yannick Kergoat « La (très) grande évasion » à 20 heures. Interview.
Rue89 Strasbourg : vous vous êtes engagée très tôt contre l’évasion fiscale. D’où vous est venu cet engagement ?
Manon Aubry : Avant Oxfam, j’ai travaillé en République Démocratique du Congo (RDC) sur les pratiques fiscales des entreprises minières. La RDC, c’est un pays riche cobalt. Mais ça reste un pays pauvre, notamment parce que le système fiscal est injuste et qu’il ne permet pas à l’Etat de lever les taxes nécessaires à la redistribution des richesses.
Puis je suis rentrée en France et j’ai travaillé pour Oxfam à l’époque des révélations sur l’évasion fiscale comme les Panama Papers, les LuxLeaks etc. A chaque fois, cette situation est prise comme un fait, un acquis : les milliardaires et les multinationales ne payent pas leurs impôts. Pour moi, c’est un scandale. Vous ne pouvez pas réduire les inégalités sans redistribuer les richesses. Il faut donc s’intéresser à la question fiscale. Quand les plus riches se soustraient à leur obligation de payer des impôts, ça pose la question démocratique du consentement à l’impôt. Pourquoi payons-nous nos impôts alors que les plus riches n’en payent pas ?
Vous avez vu le film de Yannick Kergoat. Qu’en avez-vous pensé ?
Le film montre très bien l’impact de l’évasion fiscale sur notre vie quotidienne. Le braquage de l’hôpital à la fin, c’est une mise en scène d’Oxfam. Quand Total, Google, Amazon ou Bernard Arnault ne payent pas leurs impôts, c’est nos hôpitaux qui se retrouvent à l’agonie. Aujourd’hui, nos hôpitaux sont incapables de gérer la bronchiolite. C’est pourtant une maladie de base qui se gère quand on a le matériel nécessaire.
Le film explique aussi qu’on a volontairement voulu rendre complexe la question fiscale, pour que personne ne comprenne rien. Or, ce n’est pas une question technique, c’est une question politique. Est-ce qu’on met fin aux avantages fiscaux ? La question n’est pas si complexe que ça en réalité. Le problème n’est pas le manque de solution, c’est un problème politique. Et le film le montre bien sur la liste des paradis fiscaux. Comment peut-on dresser une liste tout en permettant à des États comme l’Irlande ou le Luxembourg de participer à la constitution de cette liste ?
Quel sentiment vous a donné ce film ?
Un sentiment de colère légitime, une colère que j’ai depuis des années puisque je travaille sur ce sujet depuis longtemps.
En même temps, j’ai eu le sentiment du chemin parcouru. Il y a une dizaine d’années, nous étions des lanceurs d’alerte sur l’évasion fiscale. En quelques années, c’est devenu une évidence que l’évasion est pratiquée à grande échelle et que nous ne sommes pas égaux face à l’évasion fiscale. C’est bien dit dans le film : l’évasion fiscale est un sport de riches et de multinationales, en particulier des entreprises je dirais.
Il y a enfin l’espoir qu’il y ait une prise de conscience globale sur l’évasion fiscale pour transformer cette prise de conscience en action politique. Concernant la transparence des multinationales, je travaille sur ce dossier depuis que j’ai travaillé chez Oxfam et maintenant en tant que députée européenne au Parlement. Récemment, des négociations au niveau européen ont abouti à une transparence limitée qui ne nous permet pas d’estimer ce que Total ou Google devrait payer comme impôt. On a découvert par la suite que la position de la France avait été rédigé à partir de la position du syndicat patronal Medef (grâce à des révélations du média Contexte, NDLR). C’est assez symptomatique des difficultés qu’on rencontre et de la collusion des intérêts économiques et des régulateurs. C’est comme si on demandait à Monsanto de réguler les OGM.
Le phénomène s’aggrave ou la politique parvient à réduire l’évasion fiscale ?
Dans la course à l’évasion fiscale, les États ont fini par se réveiller. Mais ils se mettent seulement à marcher quand les évadés fiscaux courent, beaucoup plus vite. Donc si vous regardez les actions des États, ils ont entrepris des choses, certes… mais l’écart pour rattraper les évadés fiscaux, lui, il grandit car les méthodes d’évasion se complexifient et se développent toujours plus vite.
La lutte contre l’évasion fiscale se joue avant tout au Parlement européen, selon vous ?
Clairement, l’échelon européen est le plus intéressant sur la fiscalité. Mais sur cette thématique de la fiscalité, il faut un vote unanime de tous les États-membres pour légiférer. Donc avec des États comme le Luxembourg, l’Irlande, Malte ou les Pays-Bas, difficile de faire évoluer le cadre législatif.
Avec la France insoumise et le groupe de la gauche européenne, on a toujours défendu l’idée d’être précurseur avec un impôt universel. Son principe serait de calculer l’impôt que devrait payer l’entreprise au niveau international et de reprendre la part française en fonction du nombre d’employés et du chiffre d’affaire national. L’idée est de le faire de manière unilatéral en tant que Français, pour ensuite inspirer des États voisins comme l’Espagne et l’Italie et pour finir par proposer une régulation européenne. La France est la deuxième économie européenne. Elle peut montrer la voie et aboutir à un changement qui serait acté à Strasbourg. D’autant qu’avec cette course à la concurrence fiscale, le taux d’imposition sera de 0% en 2050 au rythme où on va.
Que peuvent faire celles et ceux qui regarderont ce film ?
On peut agir à tous les niveaux. Ce film sort en partenariat avec Oxfam, Attac, la Ligue des Droits de l’Homme. Ces associations se battent au quotidien pour mettre l’évasion fiscale à l’agenda politique. On peut déjà soutenir ces associations ou s’y engager.
Personnellement, je ne rêvais pas de politique, mais on n’a pas trouvé d’autre manière de changer les règles fiscales que de prendre le pouvoir de changer des lois, pour voter l’impôt universel, il faut changer le code général des impôts… Ceux qui profitent de l’évasion fiscale, il n’attendent que le défaitisme et le renoncement des gens. Mais la Révolution de 1789 est née en partie sur une révolte fiscale, notamment le tiers État qui ne voulait plus payer la dime. L’injustice fiscale, et plus récemment les Giles jaunes, doivent structurer notre révolte et notre mobilisation. On est pas condamné à avoir des Total ou Arnault qui ne payent pas d’impôt. En étant nombreux, et grâce à ce film, je pense qu’on peut inverser la tendance.
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